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Anthropologie de la désincarnation : l'Apple Watch, pour un meilleur affranchissement de la matière

Dernière mise à jour : 19 juin 2022



Le 22 septembre 2017, l’entreprise Apple lance sur le marché sa troisième génération de smartwatch, l’Apple Watch Series 3 [1], un appareil combinant les attributs d’une montre à celle d’un smartphone. Autrement dit, un smartphone pouvant être fixé au poignet du fait de ses dimensions et de son poids [2]. Les fonctionnalités de ce nouveau gadget varient selon le modèle choisi, néanmoins, chacun offre notamment une connexion Wi-Fi, Bluetooth, GPS, un « cardiofréquencemètre », une étanchéité jusqu’à 50 m de profondeur, etc[3]. Cela dit, l’attribut qui est davantage mis en avant dans les publicités, dont l’image qui figure ci-dessus, c’est la « connectivité cellulaire », c’est-à-dire la possibilité pour l’Apple Watch d’être reliée à un smartphone à distance donnant ainsi accès au contenu et aux fonctionnalités de celui-ci sans devoir le porter sur soi [4]. Dès lors, il est possible d’envoyer des messages, des E-Mails, de téléphoner, d’écouter de la musique quelles que soient les circonstances. Par cette prouesse technologique, l’Apple Watch entend rendre nos contenus hyperdisponibles, dans la mesure où il nous permet d’y accéder à tout moment, l’appareil étant conçu de telle sorte à pouvoir l’avoir constamment sur soi. C’est pourquoi le produit apparaît sur l’affiche publicitaire accompagné du slogan « L’appel de la liberté ». De quoi l’Apple Watch permet-elle la libération ? Du smartphone duquel elle est l’extension, nous précise le descriptif du produit sur le site Internet de l’entreprise [5]. Or, pourquoi le smartphone constituerait-il une entrave à notre liberté ? Tout simplement parce qu’il prend plus de place que l’Apple Watch et s'avère donc moins commode dans certaines circonstances. De fait, il est difficile d’envisager utiliser son smartphone sur une planche de surf sans en être gêné. Autrement dit, c’est du poids de la matière qu’on se débarrasse. L’innovation se reconnaît dès lors dans le fait de pouvoir concentrer toutes nos affaires dans un appareil encore plus compact que le smartphone : notre musique, notre agenda, notre réveil, nos E-Mails, notre téléphone, etc., des réalités qui jadis avait chacun leur propre support.


À quelques détails près, le projet d’Apple fait écho aux ambitions d’Oliver Wendell Holmes qui voyait dans l’arrivée de la photographie des conséquences assez fortes. En effet, Holmes estimait qu’on pourrait bientôt se débarrasser de la matière et envisager une vie dans les images, dans la mesure où un double photographique de chaque réalité matérielle justifierait que l’on se débarrasse des objets en question, puisque selon lui, les images ne sont pas qu’un double superficiel des objets, mais elles représentent ce qu’il y a de mieux dans ces objets, à savoir leur forme. De façon analogue, dans le cas de l’Apple Watch, c’est l’effet que produit l’appareil qui semble nous importer le plus et non la matière qui le compose. Ainsi, c’est la fonction de rappel de l’agenda qui nous importe et non le support papier de celui-ci, ce sont les sons émanant d’une musique dont nous jouissons et non la matérialité du disque et enfin, c’est la possibilité de communiquer à distance qui nous est utile dans le téléphone et non l’appareil tangible. Tout comme le double photographique des objets suffit à Holmes, la seule fonction des outils que nous propose l’Apple Watch sans leur support matériel d’origine semble nous suffire aussi. Dès lors, a priori, il paraît tout à fait légitime pour Apple de vouloir se débarrasser de la matière. Ainsi, en cherchant à concentrer nos affaires dans des dispositifs de plus en plus petits, Apple s’inscrit dans le même projet anthropologique d’Holmes qui aspire à une humanité exclusivement spirituelle débarrassée de sa chair. [6]

Par ailleurs, le rapetissement de la taille des écrans par Apple détermine dans une certaine mesure notre fascination pour ceux-ci. À force de réduire la taille de l’appareil, Apple semble du même coup réduire la taille du mécanisme par lequel celui-ci produit ses effets, laissant penser que les contenus que diffuse l’Apple Watch n’ont quasiment pas de support et donc qu’ils émanent du néant, comme par magie. D’autant plus que l’opacité du boîtier de l’appareil nous empêche de voir ce qui s’y cache à l’intérieur, notamment sa composition électronique qui permet à l’appareil de produire ses effets. En somme, la taille de l’appareil permet de dissimuler un mécanisme complexe tout en suscitant l’illusion d’une simplicité. Cette fascination pour l’apparition d’un phénomène visuel sur un écran dont le mécanisme est dissimulé nous renvoie à la pratique de la fantasmagorie à la fin du XVIIIᵉ siècle, où l’on été confronté à un dispositif diffusant des espèces de spectres semblant émerger de nulle part [7]. Or, ceux-ci semblaient émerger de nulle part précisément parce que le dispositif de projection était caché derrière la surface de projection dont les contours étaient eux-mêmes dissimulés par un tissu [8].




À ce sujet justement, le philosophe français, Fabrice Hadjadj, fait un pas supplémentaire quant à la dissimulation par l’appareil électronique de son propre mécanisme. Non seulement, il démontre comment l’opacité du boîtier de l’appareil électronique cache les composantes de celui-ci, mais surtout, il affirme que quand bien même on aurait accès à l’intérieur de l’appareil, force serait de constater qu’il n’y aurait toujours rien à voir. Il nous invite donc à ouvrir notre smartphone ou en l’occurrence, notre Apple Watch, pour constater que ses composantes électroniques, notamment la « carte-mère », ne nous dit rien du fonctionnement de l’appareil. De fait, la « carte-mère » ne dévoile pas la véritable force motrice de l’appareil, contrairement à une machine qui, quant à elle, manifeste son mécanisme de mouvement. Il suffit d’ouvrir le capot d’un ancien véhicule, pour que soient révélées tous les mécanismes qui rendent possible la motricité du véhicule, tandis que l’appareil électronique ne donne à voir que l’effet qu’il produit, mais la manière dont il produit cet effet demeure invisible. En d’autres termes, il y a d’emblée une opacité du processus de production des effets de l’Apple Watch qui ne se révèle pas à son utilisateur une fois que ce dernier a ouvert le boîtier opaque qui, pour sa part, cache les composantes de l’appareil. C’est précisément en raison de cette opacité qu’Apple parvient à susciter l’illusion que l’Apple Watch s’est débarrassé de la matière encombrante du smartphone. Or, force est de reconnaître qu’en réalité la matière ne disparaît pas, on ne s’en libère jamais véritablement, contrairement à ce que suggère l’affiche ci-dessus. Nous l’avons évoqué, l’Apple Watch revendique une forme d’accessibilité immédiate à nos contenus, l’image qu’elle diffuse nous apparaît comme étant immatérielle et émanant de nulle part. Pourtant, cette image est en relation avec un réseau qui est beaucoup plus vaste que ne le suggère la petite taille de l’Apple Watch. En effet, faisons remarquer qu'en outre, ces appareils quasi immatériels fonctionnent grâce à l’activité des centres de données (Data Center), des hangars de 4000 m2 à 8000 m2 contenant un tas d’ordinateurs en constante activité. Étant toujours opérationnels, ces ordinateurs forcément surchauffent et demandent donc à être maintenus à une température ambiante par l’installation de systèmes de refroidissement imposants. De plus, ces Data Center sont alimentés au charbon produit par l’écrêtage des montagnes. En l'occurrence, l'énergie consommée par un Data Center serait l’équivalent de la consommation d’électricité d’une ville de 20'000 habitants.


C’est donc dans ces gigantesques hangars que se cache toute la matière, la force motrice de l’Apple Watch qui permet son fonctionnement. Ainsi, Apple a beau nous vendre un appareil quasi-immatériel en apparence, mais force est de constater que les coûts énergétiques sont conséquents et surtout, que la matière n’est jamais débarrassée, mais bien seulement déplacée loin du consommateur. La particularité de l’Apple Watch réside dans le fait que le phénomène décrit par Hadjadj s’applique doublement à cet appareil. En effet, l’occultation de la matière se fait en deux temps : d’une part, l’Apple Watch dissimule le smartphone auquel elle est reliée, d’autre part, elle occulte par sa petite taille et son boitier opaque toute la matière qui est engagée dans le processus de production de ses effets. [9]

[1] Digital Trends, « Apple Watch 3: News, new features, and release », https://www.digitaltrends.com/wearables/ apple-watch-series-3-news/, consulté le 16 mai 2018. [2] Apple, « Apple Watch Series 3 », https://www.apple.com/ch-fr/shop/buy-watch/apple-watch/noir-sidéral-acier-inoxydable-noir-sidéral-bracelet-milanais?preSelect=false&product=MR1Q2ZD/A&step=detail#, consulté le 16 mai 2018. ; surface de l’écran : 12,85 cm2 – 15,47 cm2 ; 42,4 g – 52,8 g [3] Apple, ibid. [4] Apple, ibid. [5] Apple, « Apple Watch Series 3 », https://www.apple.com/chfr/apple-watch-series-3/, consulté le 16 mai 2018.

[6] Oliver Wendell Holmes, « The Stereoscope and the Stereograph » [1859], Photo : Essays & Images, Beaumont Newhall, 1980. [7] Olivier Lugnon, Histoire des écrans, XVIe – XXe siècles, semestre de printemps 2018. [8] Olivier Lugnon, ibid. [9] Fabrice Hadjadj, Audio - cours régulier de philosophie de l'art et de la technique, Fribourg, E-Philanthropos, 2016. [Fichier audio].

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