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Et moi qui croyais être noir...

Dernière mise à jour : 28 mai



Ainsi j’en viens à parler du métissage, que j’aborde sur une note personnelle puisqu’étant moi-même Métis eurafricain ou « Mulâtre », ce sujet me donne matière à penser depuis ma plus tendre enfance et, comme le suggère cet écrit, risque de me préoccuper encore longtemps.


Ni noir, ni blanc

Au premier abord, il est plutôt curieux de constater qu’en Occident les Métis eurafricains sont indifféremment confondus avec les Noirs, chose qui semble tomber sous le sens pour certains. Toutefois, cette indifférenciation ne peut pas se justifier par leur couleur de peau, qui dans certains cas se rapproche davantage de celle d’un Blanc que celle d’un Noir. D’ailleurs, qu’est-ce qui peut bien faire croire que le phénotype du parent noir s’impose davantage que celui du parent blanc chez un enfant issu d’une union entre les deux ? Cette assimilation n’est pas non plus soutenable lorsqu’elle se fonde sur le choix que font beaucoup de Métis eurafricains de s’identifier aux Noirs, puisque cette identification semble être l’effet d’un point de vue « blanco-centré » (si l’on veut bien me permettre cette expression). Il est donc concevable que la principale raison pour laquelle les Métis ont tendance à être assimilés ou à s’identifier eux-mêmes aux Noirs en Occident repose sur le fait que dans un environnement à prédominance blanche tout point de vue est forcément imprégné de celui des Blancs, qui en l’occurrence confondent les Noirs et toutes personnes ayant la peau plus foncée qu’eux-mêmes. Peut-être faudrait-il souligner qu’en Afrique subsaharienne, suivant la même intuition, quoiqu’inversée, les Noirs assimilent les Métis aux Blancs[1]. En l’occurrence le Métis est ici abordé à partir de points de vue opposés, étant tantôt saisit comme ayant la peau foncée, tantôt comme ayant la peau claire.

Ceci ne devrait pourtant pas nous étonner, à supposer que l’on connaisse les quelques travaux de Merleau-Ponty au sujet de ce qu’il appelait jadis « La Nouvelle Psychologie ». Travaux dans lesquels il établit notamment la distinction entre le mode de perception spontané et analytique. En l’occurrence, Merleau-Ponty formule la thèse suivante : le sujet ne perçoit spontanément les données sensorielles du réel jamais de manière isolée (mode de perception analytique) mais toujours intégrées dans des ensembles (mode de perception spontané)[2]. Or, différents ensembles peuvent être perçus à partir des mêmes données sensorielles, en introduisant les lignes de la forme de ces données dans d’autres formes, de manière à ce qu’elles constituent de nouveaux ensembles. De plus, vraisemblablement la subjectivité de chacun constitue le centre à partir duquel il ou elle juge son environnement, chacun agissant selon le point de vue qu’il ou elle forme sur le monde ou justement selon la manière qu’il ou elle a de saisir des ensembles inédits à partir des données sensorielles qu’il ou elle rencontre. Autrement dit, nous sommes forcément tous égocentrés, ou en l'occurrence, ethnocentré, du moins spontanément. D’où la possibilité pour l’homme de se « décentrer » par la pensée. Par conséquent, il appartient à un Blanc d’avoir spontanément un point de vue blanco-centré sur le monde ou en l’occurrence de saisir l’ensemble Noir-Métis comme un seul et même ensemble plutôt que Blanc-Métis comme le ferait un Noir[3]. Autrement dit, du point de vue d’un Blanc, le Métis ou le Noir est sans doute d’abord perçu comme étant plus foncé que soi-même, de sorte qu’au premier abord la nuance qui distingue le Noir du Métis ne doit pas lui apparaître avec la même évidence que celle qui distingue la peau blanche d’une peau plus foncée[4]. Dans cet ordre d’idée, la distinction Noir-Métis semble constituer pour un Blanc une nuance à opérer uniquement dans le cadre d’un jugement analytique impliquant un décentrement, mais elle ne semble pas relever d’un mode de perception spontané, quand bien même l’écart entre un Noir et un Métis est plus qu’une simple nuance, car il équivaut au fossé qui se tient également entre le Blanc et le Métis. Autrement dit, foncé-claire étant une catégorie plus générale que noir, blanc, métis, il est évident que celle-ci surgisse dans notre esprit plus spontanément lorsqu’on tente de saisir le réel. De même que Blancs, Noirs et Métis confondus nous peinons parfois à distinguer les Asiatiques les uns des autres, bien qu’ils soient tous différents.

Or le Métis, renvoyé de part et d’autre vers le camp opposé, se sentant contraint de choisir entre l’un et l’autre, sans quoi il s’isole de toute communauté, chancelle et peine parfois à se situer. Néanmoins, comme nous l’avons évoqué, en Occident il semble témoigner d’une tendance à s’identifier aux Noirs, ou du moins à identifier sa couleur de peau à celle des Noirs. Identité qu’il revendique parfois même plus fièrement que les Noirs eux-mêmes en s’engageant notamment dans un militantisme afrocentriste, africaniste ou encore anti-raciste… sans doute en partie pour compenser son indétermination identitaire. Pourtant, sous un certain rapport, lorsqu’un Métis prétend s’identifier aux Noirs, paradoxalement il révèle par la même qu’il est peut-être plus Blanc qu’il n’est Noir, puisqu’il reconnaît ainsi malgré lui adopter spontanément le point de vue des Blancs qui l’assimilent aux Noirs et non celui des Noirs qui font l’inverse. Autrement dit, il révèle être profondément blanco-centré. D’ailleurs, la plupart du temps, bien plus qu’aux Noirs d’Afrique, c’est aux Afro-Américains qu’il tend d’abord à s’identifier, sans doute parce qu’il s’agit de la communauté noire d’Occident la plus médiatisée et par rapport à laquelle il n’a au passage pas l’occasion d’éprouver de décalage du fait de ne pas vivre aux États-Unis.

Pourtant, rien que le constat de ces regards croisés posés sur les Métis devrait suffire pour reconnaître le métissage eurafricain comme une réalité à part entière avec son propre rapport au réel et donc aussi sa propre culture, quand bien même celle-ci se constitue d’un syncrétisme d’une double culture. En effet, sur le plan phénotypique, un Métis a la peau plus foncée qu’un Blanc et plus claire qu’un Noir, un nez plus épais respectivement plus fin, des cheveux plus frisés respectivement plus lisses, etc. Sur le plan social également, du fait d’être pris tantôt dans le réseau de préjugés des Noirs tantôt dans celui des Blancs, le rapport aux personnes du Métis diffère aussi dans la mesure où, comme la plupart des gens, ce dernier aura tendance à agir en conséquence des préjugés à partir desquels il se sait abordé. Ainsi, je ne suis ni Blanc, ni Noir, mais Métis ou « café au lait », je ne suis ni européen ni africain, mais bien eurafricain[5], de même que le vert n’est ni jaune ni bleu, mais une couleur à part entière composée du mélange du des deux. D’ailleurs, je ne suis même pas les deux à la fois, puisque pour que je puisse me dire et Noir et Blanc, il faudrait que les attributs des Noirs et celui des Blancs que j’hérite de mes parents agissent pleinement sous des rapports différents, de même qu’on dirait d’une statue d’Apollon en marbre qu’elle est pleinement de marbre et pleinement de la forme d’Apollon, puisque le marbre agit sur la matière de la statue tandis que la forme d’Apollon agit sur sa forme. Or, le phénotype des Noirs et celui des Blancs, lorsqu’ils se rencontrent dans l’union des deux, agissent sur le même plan, de sorte qu’ils ne peuvent coexister sans se mélanger et ainsi susciter une nouvelle entité. D’où justement que le fruit de cette union possède la peau plus foncée que l’un et plus claire que l’autre, le nez plus épais respectivement plus fin, les cheveux plus frisés respectivement plus lisses, etc. Pourtant, cette spécificité du métissage eurafricain, respectivement afro-européen, semble aller de soi en Afrique du Sud ou aux Antilles notamment, où la présence de communautés métisses est attestée. Il n’y a qu’en Occident que les Métis semblent ne pas avoir tout à fait conscience d’eux-mêmes. C’est pourquoi, il me paraît urgent de penser le métissage eurafricain, sinon en tant que culture, du moins en tant que culture en devenir. Ainsi j’ose espérer que mes semblables sauront se reconnaître dans la description à laquelle je m’essaie à présent.


Un décalage

En l’absence de communauté métisse eurafricaine, forcément que le Métis se retrouve la plupart du temps en minorité, voire seul au sein des différents groupes qu’il intègre. Ainsi, il est d’emblée renvoyé à son métissage dès lors qu’il rencontre autrui et d’ailleurs, il ne lui est pas possible de se fondre totalement dans la masse sans laisser apparaître des traces de ce décalage.

Or vraisemblablement, l’expérience nous révèle que ce décalage devient rarement, sinon jamais, une banalité pour autrui. La plupart du temps, les témoins de ce décalage ne peuvent s’empêcher de l’expliciter ou de le suggérer implicitement par leurs préjugés[6], que ce soit avec de bonnes ou de mauvaises intentions, que ce soit intentionnellement ou par accident. Après tout, toutes personnes confondues, il semblerait que lorsque nous sommes témoins d’une personne présentant un trait distinctif, on ne peut s’empêcher d’y prêter systématiquement attention ou d’y faire référence, et cela non pas forcément dans un geste de rejet, puisque la plupart du temps ce trait distinctif, quel qu’il soit, constitue à nos yeux une accroche pour entrer en relation avec la personne en question, voire pour alimenter cette relation. Ainsi, l’évocation récurrente du trait distinctif de « l’intrus » ramène continuellement à la conscience de ce dernier ce trait d’identité qu’il n’a pas choisi, comme le retour d’un souvenir refoulé. Pour ma part, passant spontanément pour Noir aux yeux des Blancs et Blanc aux yeux des Noirs du fait de mon teint métissé, chrétien dans des cercles d’amis athées, francophone chez un employeur germanophone et j’en passe, je suis régulièrement renvoyé à mon trait distinctif. Le plus souvent, cette explicitation de mon décalage est faite dans l’intention tout à fait bienveillante de me charrier et après tout, « qui aime bien châtie bien » à ce qu’il paraît. Néanmoins, il peut être intéressant de partager le flux de pensée qui s’active dans mon esprit malgré moi à l’évocation récurrente de mon décalage.

En l’occurrence, je me questionne instantanément sur mon identité et mon trait distinctif qui ne laisse pas indifférent le groupe que je tente d’intégrer, de sorte que je me conçois systématiquement en marge de cette communauté avec laquelle je ne pourrai jamais totalement faire corps et passer inaperçu. Or, ces préoccupations démangent d’autant plus quand le lieu où l’on constate ce décalage est son lieu d’origine, comme cela est mon cas. Ainsi, je suis un étranger sur ma propre terre. Pour ma part, en l’absence de communautés métisses eurafricaines (en plus chrétienne et francophone serait déjà trop demander), j’en viens alors à me demander s’il existe un lieu où mes traits distinctifs pourraient ne plus se faire remarquer et devenir enfin une banalité. Ayant donc l’habitude de toujours être en décalage sous un certain rapport dans tous les milieux dans lesquels je m’insère, il ne m’est désormais plus nécessaire d’entendre expliciter mon trait distinctif pour éprouver malgré tout ce décalage. Puis après tout, ce qui est premier c’est n’est pas l’explicitation de ce décalage, mais bien la réalité même de celui-ci qui appelle à être remarquée puis explicitée. Ainsi, rares sont les moments où je m’oublie, où je ne cogite pas, où je ne me contemple pas moi-même agissant à la troisième personne. Autrement dit, je prends plus de temps à me situer par rapport à ce que je vis qu’à le vivre. D’ailleurs, cet excès de cogitation aggrave le décalage en ce qu’il contribue activement à me placer en contemplateur plutôt qu’en acteur de l’événement dans lequel je suis inséré. En fin de compte, malgré mes efforts de participation, je ne me sens même plus concerné par ce dont je ne suis plus qu’un témoin. Ainsi, il m’arrive souvent d’avoir des airs de rêveur aux yeux de mon entourage qui me reproche d’être « tête en l’air ».

Force est de constater que ces remarques qu’on exprime le plus souvent sous forme de blague bienveillante pour grandir en complicité avec « l’étranger » et ainsi l’intégrer à notre milieu sont peut-être paradoxalement ce par quoi on réitère la cause même de la limite de son assimilation. Pour la personne concernée, ces remarques soulèvent un questionnement sérieux, qui n’est pas juste l’expression d’une certaine susceptibilité cachée, puisqu’elles mettent en évidence un décalage objectif réel qui remet en cause légitimement sa présence dans la communauté dans laquelle elle se trouve. Or, c’est précisément du fait de ce questionnement et de ce début de crise identitaire que suscitent ces remarques, que souvent l’on interprète comme le signe d’un rejet, qu’on se plaît à confondre ces dernières avec des « micro-agressions racistes ». Pourtant, il me semble plus probable que ces remarques relèvent plutôt du comportement spontané de toute personne indépendamment de son ethnie que d’un acte de racisme. Au pire ces remarques sont indiscrètes, affichantes et gênantes, car elles révèlent une zone de vulnérabilité, elles crèvent un abcès en dévoilant au grand jour l’attribut d’un tel par lequel celui-ci se fait intrus, de telle sorte que son appartenance à un groupe se voit remise en cause. Une mise à nu maladroite peut-être, mais certainement pas du racisme (à l’exception de certains cas isolés bien entendu). D’ailleurs, si l’on devait commencer à demander à toute personne de s’abstenir d’expliciter un décalage qui apparaît pourtant avec évidence, autrement dit de se censurer pour éviter d’actionner la machine à cogiter, on générerait un manque de spontanéité et une superficialité insupportables dans les rapports sociaux.


Un handicapé de la praxis

Malgré toute la richesse qu’on peut légitimement reconnaître aux sociétés multiculturelles, force est d’admettre que dans la pratique l’assimilation de cultures hétérogènes se heurte à plusieurs obstacles. Or, le Métis incarne en lui-même cette coexistence de cultures hétérogènes et donc aussi les problèmes qui l’accompagnent : notamment une limite dans la conciliation de ce double héritage culturel qui débouche souvent sur un manque de spontanéité dans son agir. En l’occurrence, le Métis est contraint de se montrer inventif en tentant d’opérer une forme de syncrétisme cohérent sur la base des données qu’il reçoit de l’une et de l’autre culture (à supposer qu’il grandisse en héritant des deux cultures bien entendu), quand bien même l’une s’impose peut-être plus que l’autre, du fait d’habiter sur le continent européen par exemple. Or, ce travail se fait dès l’enfance, puisque d’emblée le Métis est confronté au fait qu’il ne ressemble ni à son père ni à sa mère. Pour ma part, je me souviens encore de l’hésitation qu’ont suscitée en moi les personnes m’interrogeant sur mes origines lorsque je n’avais encore que sept ans, ne sachant pas auquel de mes héritages je devais accorder la priorité. Aussi, il m’était difficile de savoir si je devais me brosser les dents avant le petit-déjeuner, comme me le commandait sévèrement mon père, ou après, comme me le suggérait ma mère et la coutume locale. Cela est emblématique des effets qu’un manque de référentiels clairs et distincts peut engendrer sur la personne, à savoir une limite dans sa capacité à s’orienter spontanément et efficacement dans la pratique et avec assurance, même pour les gestes les plus banals. En effet, il semble que chaque délibération fait l’œuvre d’un plus long processus décisionnel chez le Métis, de sorte qu’il est moins adapté que d’autres à l’action pratique, qui, à en croire Descartes, appellerait toujours une réponse relativement rapide prise sur la base de l’observation des indices de vraisemblance[7]. Or, ces indices apparaissent au Métis de manière moins évidente du fait du manque de repères culturels. Ainsi, ce dernier se retrouve constamment à devoir mettre de l’ordre dans son esprit avant de pouvoir agir. Autrement dit, ce qui lui manque c’est une « morale provisoire ». Le tout se solde nécessairement par de la maladresse, un bégaiement, une sorte d’hésitation récurrente dans l’action.

D’ailleurs même en ce qui concerne la pensée, c’est à se demander si les réalités auxquelles renvoient les concepts que le Métis est amené à articuler dans son esprit lui viennent moins spontanément, moins systématiquement et avec moins d’évidence qu’un autre, faute de références culturelles claires et distinctes, bien que celles-ci soient multiples du fait de sa double culture... ou peut-être justement parce qu’elles sont multiples. Ainsi, le Métis met nécessairement plus de temps à saisir et à articuler ses concepts et ses jugements, autrement dit à penser et à raisonner[8]. Ce qui ne l’empêche pas de bien penser et de bien raisonner, à condition de prendre son temps se faisant.

Par ailleurs, dans une certaine mesure, ce syncrétisme interne qu’opère le Métis débouche à court terme sur une forme de subculture quelque peu superficielle et subordonnée aux autres. En effet, étant encore très jeune, une éventuelle culture métisse eurafricaine aurait encore tout à construire et à discerner. Autrement dit, elle devra encore être mise à l’épreuve de l’histoire dans la durée pour définir plus précisément ses contours et cela, tout en étant d’emblée pleinement engagée dans l’existence et appelée à agir à la même vitesse que le reste du monde, malgré les repères d’actions lacunaires et la surcogitation paralysante. Ainsi, du point de vue du Métis, toute personne plus enracinée dans sa culture que lui-même ne l’est dans la sienne apparaît spontanément comme une autorité sous ce rapport-là, en ce qu’elle semble témoigner d’une plus grande assurance et une meilleure assise dans sa manière d’être. N’ayant lui-même pas d’identité forte, il n’a d’autres choix que de se conformer aux coutumes des différents milieux culturels qu’il fréquente quotidiennement, en se contraignant notamment au mimétisme ou à la diplomatie. Ce qui fait de lui une sorte de caméléon culturel, quoique même le caméléon est et reste essentiellement vert. Sans parler de la « fatigue morale » que suscite cette contrainte à l’adaptation permanente, qui ne lui laisse aucun repos.


Le contemplatif qui ne sait pas nommer ce qu’il contemple

Si cette double culture pose problème sur le plan pratique, de même que le dialogue interculturel peut être une richesse pour la pensée, ce dialogue qui a lieu à l’intérieur même du Métis recèle également une certaine richesse.

Entre autres, bien que le manque d’identité forte apparaît comme une faiblesse dans la pratique, sous un certain rapport, elle peut être favorable pour la pensée. En effet, dans le cas où la pensée s’ordonne à la recherche de la vérité, une culture riche apparaît tantôt comme un adjuvant tantôt comme un obstacle à la pensée. D’une part, dans la mesure où c’est par le moyen de notre héritage culturel que l’on pense, c’est-à-dire que c’est à partir de ses propres références culturelles et à avec des concepts de sa propre langue que l’on abstrait, plus une culture est riche plus le sujet pensant a matière à abstraire et des concepts par lesquels il peut mieux tenter d’appréhender le réel. D’autre part, l’identité forte est constituante de l’orgueil du sujet en quête de vérité. Or, l’orgueil est précisément ce qui nous détourne de la vérité quand il nous tente à la rejeter dès lors qu’elle ne lui est pas favorable. En effet, par exemple, reconnaître la vérité exige parfois de reconnaître la faiblesse de sa culture au détriment de notre fierté identitaire. C’est dans cet ordre d’idée qu’il convient de rejeter les tentatives de certains milieux conservateurs trop nostalgiques d’aborder les questions identitaires. Suivant ce raisonnement, il faut croire que le Métis se dispose peut-être plus facilement à accueillir la vérité, du fait de la pauvreté de sa propre subculture (dont il ignore peut-être même l’existence). Après tout, c’est peut-être bien pour cette raison qu’il ne m’est pas tant difficile de reconnaître la pauvreté de la subculture eurafricaine. Quoiqu’à l’inverse ce manque de détermination identitaire peut aussi être le lieu d’un complexe d’infériorité qui peut alors inciter à vouloir surcompenser cette indétermination par l’affirmation d’un caractère fort et imposant, comme on peut le constater au cas de certains Métis qui se disent afro-centristes. De plus, dans son éventuel abandon à la vérité, le Métis a peut-être moins de mérite qu’un autre, puisque son abandon (à savoir l’abandon de son attache culturelle et identitaire au profit de la vérité), se fait quasi par défaut puisqu’il l’a d’emblée moins d’attache culturelle et identitaire, sa subculture étant moins riche et peut-être alors moins digne de fierté.

Par ailleurs, ce n’est peut-être que dans la mesure où le Métis se trouve rarement avec ses semblables que l’orgueil se prononce moins chez lui, car vraisemblablement l’orgueil est toujours plus prononcé lorsqu’on est entre semblables que lorsqu’on est étranger. C’est à peu près ce que suggère Le Double de Dostoïevski, qui raconte l’étrange destin de M. Goliadkine, héros du roman, qui après avoir rencontré son double craint d’être concurrencé, voire effacé par ce dernier. Dans cet ordre d’idée, on pourrait envisager que plus une personne nous ressemble, plus on craint qu’elle puisse nous supplanter.

En outre, si penser consiste bien dans le fait d’abstraire ou d’objectiver à l’aide de concepts, cela présuppose forcément une sortie de la subjectivité, une sortie de soi pour tenter de saisir le réel sous la lumière de la raison. Or, à cet effet, le dialogue interculturel est extrêmement précieux, dans la mesure où il permet un décentrement, un affranchissement de son propre rapport au réel pour s’enrichir de celui d’autrui. Celui-ci nous permet ainsi d’objectiver davantage une réalité qu’on tente de connaître en la ressaisissant sous une lumière différente de celle sous laquelle on la connaissait d’emblée. Dès lors, force est de reconnaître qu’en l’absence de communauté de semblables, le Métis est constamment dans une sortie de soi. En effet, pouvant en permanence mettre ses deux cultures en perspective l’une avec l’autre, il aborde toujours chacune d’entre elles avec un certain recul, reconnaissant ainsi d’emblée leur caractère relatif. À quelques détails près, ce regard contemplatif s’apparente à celui d’Usbek et Rica, les deux protagonistes perses des Lettres persanes en voyage en France, qui se caractérisent précisément par leur lucidité accrue du fait de leur point de vue d’étrangers sur les coutumes françaises du 18e siècle, qu’ils peuvent ainsi observer avec plus de recul que les autochtones. On pourrait alors reconnaître au Métis une certaine prédisposition à une plus grande lucidité ou une tendance à l’esprit nuancé, à la médiation. Néanmoins, comme toute autre prédisposition, celle-ci fleurit que dès lors qu’on s’engage à la cultiver.

Ainsi dans la pratique, le métissage apparaît à certains égards comme un handicap, duquel peut néanmoins advenir un bien pour la pensée dès lors qu’on l’ordonne à la recherche de la vérité. Or, ce n’est pas pour autant que l’on devrait faire l’impasse sur ce handicap qui demande comme tout autre à être traité.


Un vagabond à la recherche d’enracinement

Manifestement, déterminer les contours d’une culture métisse eurafricaine et définir ce qui caractérise le rapport au monde du Métis s’avère être une tâche compliquée et il m’est difficile de faire le tour de la question par moi-même. Peut-être me faudrait-il pour cela le soutien d’autres semblables. Néanmoins, il serait difficile de former de tels groupes d’études à l’heure où la seule rencontre d’un autre Métis est encore un événement relativement rare, puisqu’en l’absence de nos propres communautés, nous sommes pour l’heure tous éparpillés. En effet, il m’arrive régulièrement de passer des semaines entières sans croiser d’autres Métis, du moins sans occasion de les aborder. D’ailleurs, il est rare que je me trouve dans une même pièce avec plus de quatre ou cinq Métis ou d’être témoin d’une « assemblée de Métis ». Une expérience qui pourtant est des plus banales pour les Blancs et les Noirs notamment. Par ailleurs, les rares fois qu’ils nous arrivent de nous croiser, c’est comme s’il ne pouvait pas ne pas y avoir ce bref échange de regard curieux, comme pour partager un instant de complicité ou que sais-je. Il faut croire que c’est uniquement lorsqu’on est privé de communauté de semblables qu’on peut en éprouver un manque. Je ne suis pourtant pas un migrant, mais un autochtone. Ainsi, sous un certain rapport, je suis malgré moi un étranger sur ma propre terre, un étranger à la recherche de semblables pour incarner et faire fructifier ma culture, pour l’heure encore informe et inédite.


Pour en savoir plus : www.ca-ra-mel.com


Pour davantage d'enrichissement, voici les propos du journaliste franco-Guadloupéen, Bertrand Dicale, auteur du livre intitulé Maudits Métis, qui offre un angle inouï à cette thématique :


... et pour compléter, un témoignage poignant de l'artiste italo-ivoirienne KT Gorique :


[1] Il est important de préciser que cela concerne principalement les Noirs d’Afrique subsaharienne puisqu’en Occident, les immigrés d’Afrique et leurs descendants semblent mieux reconnaître les Métis en tant que Métis. Cela sans doute parce qu’étant eux aussi imprégnés du point de vue blanco-centré, leur regard spontané qui les aurait incités à assimiler les Métis aux Blancs est compensé par celui des Blancs, de sorte qu’ils sont sans doute amenés à reconnaître plus facilement les Métis dans leur métissage. Quoique cela reste à vérifier. [2] Merleau-Ponty, Maurice, « le Cinéma et la nouvelle psychologie » [1945], in M. Merleau-Ponty, Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1948, pp. 97-122 [rééd. Paris, Gallimard, 1995]. [3] Merleau-Ponty, Maurice, « le Cinéma et la nouvelle psychologie » op. cit., p.98 : « si l’on nous présente la série : ab, cd, ef, gh, ij, nous accouplons toujours les points selon la formule a-b, c-d, e-f, etc. alors que le groupement b-c, d-e, f-g, etc… est en principe également probable. » [4] À défaut d’être blanc, je ne fais que spéculer. Néanmoins, sur la base d'indices très vraisemblables. [5] Quand bien même la part européenne s’impose sans doute davantage du fait d’être issu du territoire européen, alors que la part d’héritage africain s’hérite principalement que dans la relation à son parent d’origine africaine [6] Préjugés qu’au passage ils ne peuvent s’empêcher d’avoir, car personne ne peut, avec toute la bienveillance du monde, interpréter ce qui lui est étranger sans clés d’interprétation, aussi infondées qu’elles soient. Or, dans nos rapports sociaux quoi d’autres que nos préjugés peuvent nous servir de clés d’interprétation ? [7] Descartes, René, Les principes de la philosophie, J.Vrin, Paris, 2009, pp. 67-69. [8] D’ailleurs, cela concerne peut-être aussi la lecture. Peut-être faut-il au Métis plus de temps pour trouver les références auxquelles renvoient les concepts qu’il lui sont donnés à lire, alors que pour un non-Métis celles-ci lui viennent plus intuitivement et avec plus d’évidence, puisqu’il n’a pas de double référence pour chaque concept.


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