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La vie privée est-elle un droit fondamental ? | Fribourg #5

Photo du rédacteur: Mikael DürrmeierMikael Dürrmeier

La plupart des questions philosophiques naissent d’une expérience, vécue ou partagée. Dans notre cas, nous sommes parti·es de l’histoire d’un père qui, lassé par les claquements de portes continus de sa fille adolescente, avait retiré la porte de la chambre de cette dernière. Intuitivement, l’anecdote éveille un sentiment d’injustice. L’impact de la punition excède celui de la faute ; il porte atteinte à la vie privée de la jeune fille. Mais si nous ressentons une injustice, cela implique alors que nous avons une idée de ce que représente cette vie privée qui n’est pourtant pas la nôtre, une idée qui nous incite à estimer qu’elle mérite d’être protégée. Qu’est-ce donc que la vie privée ? Pourquoi doit-elle être protégée ? Et contre quoi ?

En théorie, comme souvent, les choses sont simples et la question vite répondue. La vie privée est un droit fondamental. Article 13 de la Constitution suisse, Article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Affaire classée ? En théorie seulement. Car il nous faut encore en comprendre les fondements et observer la pratique. En effet, à l’heure de l’hyperconnectivité et du home office, de l’économie du Data Mining et de l’avènement du Web 3.0, des réseaux sociaux et de la surveillance de masse, les frontières de la vie privée semblent s’estomper face au développement effréné des outils numériques....La question initiale se déploie donc sur trois axes : une définition de la notion de vie privée, l’argumentation de sa valeur morale et juridique ainsi qu’une observation de la place de cette vie privée aujourd’hui.

1) La vie privée est souvent désignée comme une sphère, un espace. Un espace qui possède donc, logiquement, ses limites. Mais ses limites nous apparaissent rapidement comme variables plutôt que figées. La vie privée semble en effet se décliner en plusieurs couches, être pensée différemment selon les contextes : elle peut désigner l’intimité profonde de ma vie intérieure comme la privacité plus superficielle des secrets de cours d’école et des open space. Elle varie d’une culture à l’autre, change selon les valeurs morales, l’âge, le statut social, les pratiques mais aussi selon les personnes, plus ou moins pudiques, secrètes. Son cadre n’a donc rien d’universel mais aussi différente qu’elle puisse être d’une culture ou d’une personne à l’autre, la vie privée semble rester fondamentale à chacun·e.


2) La vie privée est donc un espace dynamique. Mais ce qui la définit vraiment, c’est son contenu : quelque chose qui m’appartient et que j’ai tendance à vouloir garder pour moi. Ce contenu, il a une valeur : la valeur d’une liberté totale que j’ai à son égard, la valeur de son unicité, de sa rareté. Mais cette valeur est aussi liée à sa fragilité, à sa vulnérabilité. Nous souhaitons que cette vie privée dont nous pouvons jouir à notre guise reste intime car sa révélation contre notre volonté pourrait nous faire du mal, nous rendre vulnérable. C’est pourquoi elle doit être protégée, érigée en droit fondamental.

Notre vie privée n'est toutefois pas la seule. Il se trouve que le droit tolère aussi qu’une autorité enfreigne cette vie privée lorsque la vulnérabilité d’autrui est en jeu. C’est ce qui fait que l’état se permet de mettre sous surveillance des personnes présumées susceptibles d’actes terroristes. Le droit à la vie privée implique donc le devoir de ne pas en faire usage contre la vie (privée) d’autrui. Le droit protège donc aussi les vies privées, parfois l’une de l’autre.

3) Et qu’en est-il aujourd’hui ? La société contemporaine et ses innovations technologiques ne cessent de transformer notre rapport à la sphère privée, engendrant débats et rapports paradoxaux à la place actuelle de cet espace qui nous est propre. Les nouvelles lois, applications et plateformes sociales semblent offrir de nouveaux espaces, une extension de la vie privée tandis que la collecte massive des données et les traçages de plus en plus méthodiques et précis sont accusés de participer à son extinction, à la réduction de cette sphère qui nous semble alors en danger.

Ce paradoxe reste à résoudre. Il souligne toutefois un sentiment qui nous mène à une conclusion : le sentiment d’une perte de repères. Dans la simplicité bien réglée d’un monastère ou d’une communauté restreinte, la place de la vie intime est bien plus réduite mais aussi clairement délimitée. Or, les méthodes et pratiques multiples que proposent les espaces numériques nous offrent de nouveaux possibles mais nous détachent justement d’un rapport plus direct à un élément fondamental de la vie privée, un élément qui la constitue comme il la détermine : l’autre, le public. Le privé naît de son opposition au public et le dynamisme de cette opposition, changeant selon les contextes, est ce qui détermine le cadre de la vie privée. Il n’y a pas d’espace privé sans un espace public qui me donne de la valeur. Et ce qui fait la valeur d’une chose, c’est justement le fait qu’elle peut, malgré tout et toujours, être partagée. Peut-être que c’est ce que nous souhaitons préserver en disant que la vie privée est un droit fondamental : la possibilité de partager ce qui nous appartient d’abord exclusivement. Et comme la vie privée, le partage n’est rien sans l’autre.

 
 
 

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